hors jeu
production la fédération – Cie Philippe Delaigue
mise en scène
philippe delaigue
texte Et jeu
Enzo Cormann
« Je commets le pire mais je le signe de mon nom »
Hors jeu nous entraîne dans la dérive d’un ingénieur quinquagénaire au chômage, soudain rendu seul responsable de sa situation. Quand l’exclusion devient le problème des seuls exclus et qu’il ne reste que la violence en partage…
Hors jeu est une tragédie des temps modernes. Ici, pas de palais ou de frère à venger, mais notre époque aussi réclame son lot de sacrifiés.
Hors jeu ausculte le cœur de la tragédie ; lorsque chacun est réduit au rôle qui lui est assigné. Comme dans une tragédie, les évènements s’enchaînent, nous enchaînent et il n’y a de promesse que la mort. Nous n’avons jamais de doutes sur l’issue fatale des tragédies, mais elles nous passionnent depuis toujours comme un témoin subversif de leur temps.
l’histoire du spectacle
En 2009, au cours de l’un de nos fréquents échanges, Enzo Cormann m’informa de son désir d’écrire Hors jeu, dont la trame s’inspirait d’un fait divers. Séduit par ce projet, je proposai alors à Enzo une commande d’écriture. Ce texte, une fois écrit, donna lieu entre nous à de multiples et passionnantes conversations et c’est au cours de l’une d’elles que je fis à Enzo la proposition, somme toute radicale, de le voir interpréter seul ce texte, écrit initialement pour quatre acteurs.
Cette « adaptation» pour un acteur, dont la légèreté rudimentaire n’est pas le moindre atout, est d’une certaine manière déjà contenue dans le texte original puisqu’il s’agit d’un « mort » qui vient sur la scène d’un théâtre nous raconter les derniers jours de son parcours catastrophique. Nous avons simplement choisi de pousser résolument et jusqu’au bout cette proposition. J’ai alors demandé à Philippe Gordiani, musicien avec lequel je travaille depuis quelques années, de créer l’univers sonore et musical de cet homme venu se livrer devant nous à un examen rétrospectif bouleversant (et bouleversé) des derniers jours de sa vie.
→ intentions
Un homme mort se présente devant nous et se propose de nous raconter les derniers jours de son existence, les derniers jours de l’humanité qu’il lui fut donné de vivre et dont nous sommes dès lors, que nous le voulions ou non, partie prenante.
Nous faisons alors effraction dans le résumé brouillon et ténu d’une vie – qu’est-ce qu’une vie ? – et nous voilà solidaires de cette vie-là, nous voilà faisant l’expérience même de la solidarité. C’est la solidarité qui nous rapproche par empathie du combat de cet homme, de la cause dont il devient, sûrement bien malgré lui, l’emblème. C’est la solidarité qui nous gêne aux entournures lorsque l’homme ne joue plus le rôle si confortable de la victime et devient grossier, fanfaron, lorsqu’il sue la mauvaise foi ou pontifie à tout va. C’est la solidarité qui nous range alors dans le camp du Monde, cette machine souvent mortifère et broyeuse de vies et dont il est si commode de se défausser au moins en pensée. La solidarité est une expérience inconfortable puisqu’elle relie les vivants entre eux et les obligent à en être conscients. Ce sont les morts, parfois sans précaution, qui nous le rappellent.
« Je n’ai pas su aimer à temps, c’est vrai, mais à présent j’aime en arrière. Ce passé qui n’est plus est repris jour à jour, ce qui n’a pas été assez vécu est revécu; les mots qui n’ont pas été dits, alors qu’ils étaient nécessaires, ils me viennent en foule à la bouche; et eux, n’est-ce pas ? ils m’entendent, eux à qui je m’adresse, en me tournant vers eux, avec tous ces mots doux. Ils revivent aussi par cette voix que je leur prête, et eux ils me prêtent la leur, et je suis en eux et ils sont en moi. J’ai tout accepté, je suis libre. Les chaînes du dedans sont tombées et celles du dehors aussi. On se tend les bras, on se parle, on est ensemble…» (La vie de Samuel Belet – C.-F. Ramuz)
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Philippe Delaigue
Lorsque Philippe Delaigue m’a parlé de son parti pris pour la création musicale et sonore de Hors jeu, j’ai tout de suite adhéré à ce pari fou et passionnant : un seul acteur et la musique/ les sons comme partenaires de jeu, comme uniques accessoires, comme unique décor.
Pour cette création j’ai fait en sorte que tous les sons deviennent musique. Il n’y a pas de différence entre le son et la note. Musique concrète, musique électro-acoustique, musique acousmatique, musique électronique ? Peu importent les terminologies, je travaille à partir de sons que j’enregistre, prélève, transforme, filtre, et que je modifie afin de leur donner une morphologie musicale personnelle. J’utilise aussi des synthétiseurs, des générateurs de bruit, des samplers qui me permettent de garder le rapport au geste instrumental.
Avec tous ces éléments, je constitue une ̋sonographie ̋, une seconde trame narrative au texte. La musique est une dramaturgie de sons.
Lors du spectacle, je piloterai la musique/les sons avec un ordinateur et les projetterai dans la salle par le biais d’un système de multidiffusion. Je ne serai pas au plateau, mais en régie afin de préserver la magie de l’invisibilité du son pour les spectateurs (tout en conservant une interaction directe avec l’acteur).
La multidiffusion du son implique une véritable réflexion sur la spatialisation. C’est un sujet qui m’intéresse particulièrement.
Je pense que la spatialisation des sons est aussi importante que leurs durées ou leurs hauteurs. J’aime placer les sons dans l’espace, leur donner un relief qui ne se réduit pas à une stéréophonie traditionnelle, (celle d’un poste de radio ou d’une chaine hifi), mais qui constitue un mode d’écoute surprenant, aussi bien pour le comédien que pour le public. C’est du spectacle vivant, le comédien est dans un rapport au
temps réinventé, il est en temps ̋mou ̋. Par temps ̋mou ̋ je veux dire que le comédien «est» la ligne de temps, la base des abscisses sur laquelle la musique est ordonnée. La rigidité de la barre de mesure n’existe plus, elle s’assouplit. Pour chaque représentation il faut que la musique s’adapte à son rythme, à son interprétation. C’est en cela que la musique de Hors jeu se définit entièrement comme une musique
de scène. La musique doit jouer avec l’acteur sans pour autant lui imposer une temporalité immuable. C’est la raison pour laquelle elle doit être interprétée par le musicien pendant le spectacle. C’est un duo entre l’acteur et le musicien. Même si la musique donne le rythme de ce spectacle, l’acteur en est le chef d’orchestre, il la mène à la baguette.
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Philippe Gordiani
J’ai entrepris d’écrire cette pièce
après avoir pris connaissance
de ce qu’on appelle
(un peu distraitement)
un « fait divers »…
— je préfère pour ma part utiliser le mot « évènement » —, d’un évènement, donc, survenu en 2001 : Werner Braeuner, 46 ans, un informaticien au chômage vivant à Verden, dans la région de Brême (RFA), se rend au domicile de M. Klaus Herzberg, 63 ans, responsable de l’Arbeitsamt local (l’équivalent allemand de notre Pôle Emploi – ex ANPE) qui lui a supprimé ses allocations, et il le frappe à mort avec un outil de jardinage trouvé sur place. Puis il se rend à la police. Jugé l’année suivante, il est condamné à douze années de réclusion criminelle…
Beaucoup de philosophes se sont intéressés à la notion d’évènement, qui constitue une sorte de paradoxe : l’évènement est événement parce qu’on ne peut pas le penser par avance. Comment dès lors penser quelque chose qui, par définition, échappe à toute prévisibilité ? L’évènement fait évènement parce qu’il déjoue les représentations que nous nous sommes précédemment forgés du réel. L’évènement, c’est ce qui nous oblige à penser le monde « à nouveaux frais ».
L’évènement-Brauener jette une lumière abrupte et soudaine sur une zone aveugle au coeur de l’Europe, une tache indélébile et honteuse, preuve terrible de l’incapacité du capitalisme néo-libéral à tenir ses promesses de prospérité collective : en 2001, quand Werner Braeuner tue Klaus Herzberg, 19,3 millions de personnes sont au chômage dans l’Union Européenne, soit 8,6 % de la population active totale. Tout laisse à penser que ce chiffre passera les 25 millions en 2014. 25 millions de chômeurs ! L’équivalent d’un pays comme le Yémen, la Corée du Nord ou l’Australie… Selon Eurostat, près du quart de la population européenne est confronté à une situation d’exclusion sociale, de pauvreté monétaire ou de privation matérielle grave, soit 125 millions de personnes…
Au cœur de l’évènement-Brauener, il y a cette violence aveugle faite à un individu, consistant à l’exclure, à le biffer des listes, à le radier, à lui dénier le droit de continuer à faire partie de l’aventure collective. Quand le très pacifique Werner Brauener plante un piochon dans le crâne du directeur de son agence pour l’emploi, il se comporte comme il le ferait dans une bagarre de rue — une bagarre au cours de laquelle on risque sa peau. Lui qui n’a jamais usé de violence envers quiconque se comporte soudain comme en état de légitime défense. Il ne réfléchit plus : confronté au prédateur, il frappe, il tue. C’est sa survie qui est en jeu. Dans toute son horreur, l’évènement-Brauener fait symptôme de la violence d’État, comme des effets délétères et criminels de la croissance inégalitaire.
Ces sortes de réalités, tout à la fois énormes et invisibles, connues et tues, monstrueuses et habituelles… donnent envie d’écrire. L’écriture de fiction s’offre en effet comme une possibilité de réinjecter du mouvement (donc de la subjectivité, de la pensée, de l’affect — tous prémisses nécessaires à l’action) dans des représentations figées par l’habitude : nous savons que des gens souffrent, mais nous ne les voyons plus, nous n’y pensons pas, nous ne voulons pas le savoir. Par ailleurs, ces gens, ce ne sont pas des pauvres, des exclus, des asociaux, etc : c’est nous, c’est moi, c’est toi. Ce sont des femmes, des hommes, jeunes ou vieux, des êtres humains, des concitoyens. Parents, enfants, amants, voisins… ce sont nos semblables : ils pensent, ils désirent, ils aiment, ils angoissent, ils rient et pleurent comme vous et moi. Ce ne sont pas des pions sur un échiquier, des unités dans une statistique, des matricules dans un dossier : ils ont une subjectivité, une histoire, un regard… qui font de chacun d’eux un être unique, un sujet (et non pas un objet).
La littérature (notamment dramatique) se propose en somme de restituer de la grandeur à celles et ceux qui en ont été déchus.
Mais qu’est-ce que la fiction (notamment théâtrale) peut représenter que ne montrerait pas un reportage ou un ouvrage de sociologie, par exemple ? Bien sûr, le journalisme ou la sociologie sont irremplaçables – et indispensables à notre connaissance et à notre compréhension du monde. Mais leur regard se porte frontalement sur le réel : le journaliste et le sociologue s’efforcent de regarder les choses en face. Le dramaturge (comme le cinéaste ou le romancier) effectue un pas de côté, et regarde les choses en quelque façon, de biais. Quel avantage y a-t-il à ne pas regarder les choses en face ? La réponse la plus riche à cette question date de l’Antiquité. Nous la devons à la mythologie grecque. C’est l’histoire de Persée. Chargé de tuer la Gorgone Méduse, dont le regard change en pierres tous ceux qui le croisent, Persée se sert du bouclier que lui a donné Athéna comme d’un miroir, dans lequel il peut à loisir observer sans risque le reflet du monstre. C’est ainsi qu’il peut combattre Méduse sans pour autant la regarder en face – ce qui lui serait fatal… Le théâtre fait partie des possibilités qui nous sont offertes pour porter sur le réel un regard qui ne nous fasse pas courir le risque d’être… médusés ! Nous effectuons un pas de côté, qui nous permet d’étudier la réalité, plus profondément et plus subjectivement que ne l’autorise le regard objectif de la science ou du témoignage — sans que pour autant nous nous perdions en elle, précisément parce que nous lui substituons un objet fictionnel, inventé (un reflet).
Je n’aurais pas pu m’emparer de l’acte commis par Werner Brauener sans être quelque peu médusé par lui. Je ne me serais pas senti le droit de le faire penser, rêver, se saoûler, aimer et désespérer — le droit de le dépeindre, donc. C’est à-dire le droit de dé-peindre, de déconstruire l’image qu’il a donnée de lui-même (et que les médias nous en donnent), et de le repeindre subjectivement, intuitivement, hypothétiquement… de l’intérieur. Il me fallait pouvoir effectuer cette transposition d’un être réel à un être (ré)inventé, de circonstances effectives à des circonstances imaginaires, pour pouvoir explorer librement cette altérité (je ne suis pas lui, il n’est pas moi) et cette proximité (je ne suis pas tellement différent, il est mon semblable). Il me fallait également disposer de la distance nécessaire, garder un peu d’humour, ne pas passer à côté des ses aspects détestables, me décoller de lui.
J’ai donc inventé Gérard Smec (j’explique pourquoi, dans une note en bas de page, ce mec en est venu à s’appeler Smec…), et j’ai inventé cette prise d’otages (quelques jours à peine après la parution du livre, un homme a pris en otage la directrice d’une antenne de Pôle Emploi et sa secrétaire… Mais cet évènement-ci s’est heureusement terminé sans effusion de sang.) Et quand j’ai eu inventé cette prise d’otages, j’ai résolu de marquer que cet évènement initial pouvait se résoudre diversement — qu’il n’en restait pas moins un évènement significatif. c’est pourquoi j’ai fait varier le dénouement, et fait apparaître la mort du chômeur radié et de la directrice du Job Store (symétriques à la mort de Klaus Herzberg et à l’emprisonnement de Werner Brauener) comme un climax dénué de signification particulière : ce qui est déterminant, ce qui fait évènement, ce n’est pas le fait divers, justement, c’est la décision (folle?) d’entrer en guerre contre un monde qui vous dénie le droit d’être au monde. « Un homme désespéré cherche une solution et il trouve une solution désespérée »
Je propose en quelque sorte un théâtre des possibles, plus qu’un théâtre des faits.
Et parmi ces possibles, il y a la parole de Smec, lequel en dit plus en une page que sans doute Werner Brauener en dix ans de chômage. Serait-ce parce que Smec est de quelque manière supérieur à Brauener ? Non, bien sûr que non. C’est tout bonnement que Smec a la chance de disposer du théâtre, du rituel et de l’outil théâtral, pour s’exprimer et penser sa situation — tandis que Brauener est immergé dans le réel, et ne peut par conséquent que très difficilement s’en extraire pour le penser. L’homme théâtral est une forme de surhomme, en ce qu’il dispose de plus de place, de plus de temps, et de plus de langue pour voir, penser, parler. La vie s’y transfigure en récit picaresque, et les « losers » deviennent des héros.
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Enzo Cormann
(extraits d’un courrier en réponse à des questions de lecteurs lycéens)
→ équipe
mise en scène
Philippe Delaigue
texte et jeu
Enzo Cormann (commande d’écriture de La Fédération Cie Philippe Delaigue)
Création sonore
et musicale
Philippe Gordiani
collaboration artistique
Sabrina Perret
lumière et scénographie
Sébastien Marc
costumes
Arriane Sterp
avec les voix de
la manager Laurence Besson
Flora Magali Bonat
l’affranchi Gilles Fisseau
la bonne âme et Nancy Sabrina Perret
Janis Alexia Chandon-Piazza
le flic et Frank Philippe Delaigue
Brandon Jean Philippe.
→ production
Création
Avignon 2014
production
La Fédération –
Cie Philippe Delaigue.
coproduction
Ce projet bénéficie du soutien du fond SACD Musiques de scène et de l’ENSATT.