Le journal
de la Fédération

Entre 2008 et 2012, nous avons édité un journal à parution aléatoire. Le projet était d’offrir des pistes de réflexion sur le théâtre, ceux qui le font, ceux qui le voient et ceux à qui nous demandons occasionnellement de le penser même (et surtout) s’ils ne sont pas gens de théâtre. Ce journal a été une tentative de relier l’art à la pensée, questionner, faire route ensemble…

→ éditorial du journal de La Fédération #1

J’ai eu la chance incroyable de diriger pendant presque 25 ans une compagnie de théâtre qui, après avoir fait ses premières armes durant 10 ans à Lyon, est devenue, après un travail d’implantation jugé alors exemplaire à Valence, un des plus beaux centres dramatiques nationaux du pays.

Cette histoire m’a permis de connaître de très près les problèmes que connaît toute compagnie indépendante, puis d’apprendre les joies et les pièges de l’institutionnalisation et enfin, de mesurer l’importance d’un ancrage territorial et d’un contrat clair avec les tutelles publiques. Durant ces années et grâce aux longues tournées de mes spectacles, j’ai appris à bien connaître ce réseau français de fabrication et de diffusion du spectacle vivant.

Après avoir fondé puis dirigé la Comédie de Valence durant 9 ans, j’ai choisi d’initier une nouvelle aventure sur des bases résolument nouvelles inspirées de ces expériences.

Mon chemin est celui d’un homme de théâtre plus que celui d’un metteur en scène. Ma formation d’acteur, ma passion pour les littératures et l’écriture (auteur et adaptateur de nombreux spectacles), mon fort intérêt pour la pédagogie (responsable du Département Acteur de l’Ensatt où j’enseigne), mes collaborations fécondes avec des artistes d’autres disciplines (ma formation musicale n’y est sans doute pas étrangère) m’ont permis d’entrer dans le théâtre par des portes différentes, découvrant à chaque fois de nouvelles façons de «pratiquer» et contribuant à faire de ce cheminement dans le théâtre une aventure intellectuelle souvent renouvelée.

J’ai l’impression que ma vie théâtrale me dépose aujourd’hui le plus naturellement du monde à un carrefour, m’invite plus que jamais à la curiosité, au rassemblement et au partage, en un mot à la Fédération (des talents et des désirs). C’est à cette place que j’entends désormais œuvrer pour le théâtre et le spectacle vivant.

La Fédération se propose de réunir en un même ensemble choisi, artistes et directeurs de théâtres.

Ceux qui fabriquent le spectacle vivant et ceux qui définissent les conditions de son économie.

Pourquoi cette assemblée ?

Il y a maintenant 60 ans, s’écrivaient les premières pages de la Décentralisation théâtrale. Cette décentralisation visait à créer sur le territoire français un nombre suffisant d’outils artistiques et culturels permettant un accès élargi aux grandes œuvres de l’esprit pour tous les publics.

Soixante ans plus tard, et d’un strict point de vue structurel, le bilan est réjouissant voire tout à fait réussi.

D’un point de vue politique, le résultat est bien plus décevant :

— Le fossé s’est creusé entre ceux pour qui l’art et la culture relèvent d’une fréquentation familière et ceux pour lesquels ils sont, au mieux, un luxe, au pire une terre étrangère, voire un objet de mépris. Et ce fossé – qui se confondait jadis avec celui séparant les riches des pauvres – fracture désormais l’esprit public par‑delà les misères et les prospérités. L’inculture frappe à toutes les portes et s’invite chez chacun sous différents masques. Et lorsqu’elle se pavane dans les ors et les marbres ou à grande échelle sur un petit écran, nous frissonnons d’effroi. Cet échec n’est naturellement pas celui des seuls artistes ou directeurs d’institutions : il est celui d’une société qui ne croit plus vraiment aux vertus conjuguées de l’assemblée et de la parabole.

— Le monde du spectacle vivant se résume aujourd’hui trop souvent à un marché qui n’est pas sans évoquer le marché de la grande distribution. Les producteurs y produisent dans la plus grande précarité et la grande distribution en fixe les règles comme les prix. Le spectateur, d’usager, est devenu client. On ne saurait plus prétendre l’éduquer puisque la tâche est de le séduire (c’est tout à la fois moins cher, moins fatigant et tellement plus visible)

Ce qui avait pu s’imaginer comme une belle aventure (un «théâtre élitaire pour tous») est devenu au fil du temps la parure triste du mercantile.

Les raisons sont aujourd’hui nombreuses de ne pas se satisfaire de cette situation.

Ce que nous voulons, c’est nous donner la chance d’inventer une nouvelle manière de faire Ensemble, de faire Avec. Comment, de la rencontre, des échanges, du débat peuvent naître une mutualité de désirs et une coopérative d’outils. Comment sortir pour de vrai d’une logique semi marchande à idéologie variable (je suis «public» lorsque je réclame une subvention et «privé» lorsque je vends «mon» spectacle ou dirige «mon» théâtre) pour ouvrir un nouveau débat sur les pratiques du théâtre public et les fins de sa communauté de moyens. Tenter de se situer dans une politique globale, tenter de ne pas borner l’existence d’une compagnie au seul univers de son animateur, s’inscrire collectivement dans une histoire fondée sur un projet éthique et esthétique.

Rassembler tous les maillons de la chaîne de l’économie du spectacle vivant c’est nous donner la chance que, chacun à sa juste place, puisse revendiquer parole commune.

La Fédération, c’est d’abord un «collège informel de réflexion et de propositions» rassemblant quelques artistes et directeurs de théâtres. Ce collège est réuni pour rêver des spectacles, écouter les désirs, discuter les œuvres, partager ou susciter des envies, préciser les besoins et donner forme concrète aux rêves. Ces artistes et directeurs se donnent pour ambition de «voir un peu plus loin qu’eux‑mêmes» afin d’imaginer, dès que nécessaire, rencontres fructueuses et connexions fécondes.

La commande est le moteur principal de cette assemblée. Le théâtre commande à l’artiste, mais l’artiste commande au théâtre. Commandes mutuelles engageant chacun des contractants. Elle transforme un besoin en désir, une idée en aventure commune.

La Fédération, c’est ensuite la concrétisation de ces commandes : une fédération d’artistes, engagés dans cette aventure pour leur parcours et leur talent, réunis sur de multiples travaux de genre, de format, de destination et de durée variables : inventions pour acteurs, auteurs, musiciens, metteurs en scène, marionnettistes, chorégraphes…

Réunir dans la même structure des artistes et des institutions c’est en outre se donner la chance de penser autrement la production et la diffusion d’œuvres de spectacles vivants. C’est permettre à chacun de trouver une place juste dans la conception et la fabrication d’une œuvre et sa restitution devant des publics.

Enfin, dans un avenir que nous souhaitons proche, la Fédération pourra aussi devenir un Théâtre car le Théâtre désigne toujours simultanément cet art et le lieu où il se pratique et se partage.

Un autre théâtre pour un théâtre autrement.

Un lieu de rassemblement où se fabriquent et se présentent nos ouvrages fédérés.

Un théâtre national et vicinal, un lieu d’esprit et de quartier, un laboratoire et un bar, un palais de l’éphémère où les spectacles se jouent longtemps, un atelier et un forum.

Son ancrage n’attend plus qu’une volonté politique forte.

Je suis très heureux de cette aventure qui s’annonce.

PHILIPPE DELAIGUE

→ éditorial du journal de La Fédération #2

La Fédération se veut un rassemblement informel d’artistes et de théâtres qui tentent d’inventer ensemble raisons et façons de créer du théâtre. Certains de ces théâtres sont des amis fidèles et déterminés, d’autres observent avec bienveillance ce qui est à l’œuvre et se cherchent une place, d’autres enfin ouvrent occasionnellement des pistes généreuses.

Rien ne nous engage, mais beaucoup nous lie. Mettre en commun nos raisons et nos façons de faire du théâtre se fonde sur un présupposé simple : nous avons des raisons et des façons de faire du théâtre. Seulement voilà : qui sait aujourd’hui “simplement” ce qui le conduit à fabriquer du théâtre, et de cette manière plutôt que d’une autre ?

Notre première tâche est de parvenir doucement à ce constat commun qu’il est difficile, peut-être même de plus en plus difficile, de donner sens à nos buts et nos pratiques. D’accepter les doutes, les questionnements. De ne pas savoir :

Quel théâtre faire aujourd’hui ? Avec qui ? Où ? Quels sont les théâtres dont nous avons aujourd’hui besoin : des grandes salles, des petites ? Grandes comment ? Petites comment ? La rue ? Des lieux de la vraie vie ? La campagne ? Un théâtre itinérant ? Un théâtre sédentaire qui investit des lieux différents chaque saison ? Un théâtre sédentaire pour de longues séries de représentations ? Pour qui ces représentations ? Comment aller à la rencontre de nouveaux publics ? Qui sont-ils ? Devons-nous créer pour eux ? Comment lutter contre l’inexorable vieillissement des publics de théâtre ? Les artistes de théâtre doivent-ils être comptables d’un rapport au public ? Et si oui, de quel type ? Ne doivent-ils être que les auxiliaires d’une action culturelle et d’un imaginaire “lien social” ou doivent-ils être associés voire portés à la direction des lieux ? Pourquoi ne pardonne-t-on rien au théâtre (quand on pardonne tant au cinéma) ? Quelle est la nature de ce risque que l’on prend en venant au théâtre ? Qu’y attend-on ? Qu’y espère-t-on ? Pourquoi ces attentes et ces espoirs sont-ils si souvent déçus ? Et à quelles fins représente-t-on ? Les théâtres sont-ils toujours des théâtres ou sont-ils devenus des salles de spectacles ? Le spectateur du rang K est-il venu voir du théâtre ou un spectacle ? L’acteur sur scène fait-il du théâtre ou joue-t-il dans un spectacle ? La distance entre celui-ci et celui-là doit-elle s’abolir ou s’accuser ? Pourquoi est-on subventionné ? Pour faire du théâtre ou des spectacles ? Pour partager l’amour d’une œuvre ou travailler d’arrache-pied à la promotion de soi-même ? Pour partager un propos, des questions ou pour le simple pouvoir d’en tenir un (de propos) et d’en poser (des questions) ? Quelle place pour les écritures d’aujourd’hui ? Que signifie commander un texte à un auteur ? Quel type de “contrat” cette démarche implique-t-elle ? La mise en scène est-elle un art ? Un artisanat fédérateur ? Une scandaleuse appropriation des moyens de production ? Un mal nécessaire ? Une écriture singulière et profonde ou une exploitation éhontée du talent des autres ? Peut-on se passer des metteurs en scène ? Doit-on se passer d’eux et explorer d’autres manières de faire ? Comment repenser pour le théâtre une économie juste ? Qu’est-ce qu’une économie juste pour le théâtre ? Une économie légère ? Qu’est-ce qui coûte cher au théâtre ? Doit-on continuer à considérer comme seulement anormal qu’un spectacle ne tourne pas ou peu ? Doit-on continuer à sanctionner les compagnies qui ne tournent pas ou peu et laisser à volonté (et discrétion) cette possibilité aux directeurs de centres dramatiques ? Doit-on continuer à laisser les théâtres (subventionnés par des régions, des départements et un ministère) ne pas accueillir un nombre raisonnable de représentations de compagnies (subventionnées par les mêmes régions, départements et ministère) ? Quelle place pour les directeurs de théâtres non-artistes dans les processus de création ? Que signifie coproduire ? Quel type de “contrat” lie-t-il les coproducteurs ? Sommes-nous dans une économie publique ? Privée ? Mixte ? Cette économie à géométrie variable (l’on se revendique de la grande histoire de la Décentralisation pour exiger des subsides publics et l’on pratique des marges financières sur les ventes de nos spectacles) n’induit-elle pas des règles contractuelles à géométrie variable elles aussi ? Qui dit la règle ? Qui répond de la règle ?

Accepter de ne pouvoir toujours répondre et chercher.

Chercher, c’est aussi notre métier. Ouvrir pour cela la porte à d’autres que nous, gens de théâtre. Ouvrir la porte à des scientifiques, à des intellectuels, à des enseignants, à des historiens, des philosophes, des psychanalystes. Des chercheurs.

C’est ce que nous avons tenté de faire tout au long de ce numéro 2 :
relier nos paroles à d’autres paroles qui ouvrent à leur tour sur d’autres possibles, d’autres champs, d’autres propos. Déployer et ouvrir
les espaces de réflexion.

Je tiens à remercier toutes celles et ceux qui ont accepté de répondre à nos espoirs de nouveaux points de vue. Ils l’ont fait avec talent, générosité, bienveillance (nous étions novices) et pertinence.

Merci donc à Chantal Weizmann, Françoise Lantheaume, Anne Flottes,
Gérard Noiriel, Marjorie Glas. La Fédération y a sans doute découvert
la possibilité de nouveaux partenariats pour l’avenir.

Je tiens aussi à remercier Samuel Gallet, jeune auteur dramatique, qui a accepté le “risque” d’une carte blanche : je souhaitais qu’il porte un regard singulier, son regard, sur ce que pouvait évoquer pour lui, aujourd’hui, une aventure de théâtre. Un immense merci enfin à Sabrina Perret qui a conçu et coordonné la réalisation de ce journal.

Aujourd’hui, la Fédération cherche des endroits justes de paroles possibles.
Le Lycée en est un, qui a vu la naissance d’un premier Cahier d’histoires en France. Un second Cahier d’histoires verra le jour dans des lycées et théâtres marocains et algériens. Un troisième est engagé en Haïti.Le milieu rural normand en est un second où nous créons en ce moment‑même À l’ombre de Pauline Sales. Une autre façon d’aborder le monde rural après des années de Comédie Itinérante avec la Comédie de Valence : vivre et créer dans un village dans le cadre d’une association entre une communauté de communes et un centre dramatique (Le Préau de Vire).Demain, une pièce d’Enzo Cormann (Hors-jeu) sur les traces d’un demandeur d’emploi, une commande d’écriture à venir sur le thème de l’hermaphrodisme, une “affaire” : une autre façon de partir à la rencontre des différents publics à partir d’une thématique majeure déclinée en multiples variations (forme grand plateau, conférence, ateliers avec les populations, cabaret, tour de chant, petites formes à créer in situ…) et toutes celles encore que nous nous promettons d’inventer ensemble.

PHILIPPE DELAIGUE

→ éditorial du journal de La Fédération #3

Que motive aujourd’hui le choix de porter à la scène tel texte plutôt que tel autre, telle parole, tel propos plutôt que tels autres ? À quelle nécessité répondent aujourd’hui nos entreprises spectaculaires ? Pouvons-nous même parler de «nécessité» ?

Créons-nous des spectacles par habitude ou parce que nous ne savons rien faire d’autre ? Créons-nous des spectacles pour faire plaisir à quelqu’un ou susciter son admiration ? Pour avoir des subventions ? Créons-nous des spectacles parce que nous aimons ce pouvoir-là ? Parce que nous aimons cet art qu’est le théâtre ? Parce que, violemment traversés par une langue ou un propos, nous éprouvons soudain un impérieux besoin de les partager ?
Sommes-nous si souvent traversés ?
Sommes-nous prêts à répondre pour de vrai à ces questions ?
Et pourquoi, d’abord, répondrions-nous ?
Et qui, de toute façon, nous le demande ?

En réalité, si nous faisons vraiment effort de modestie et d’honnêteté, nous conclurons bien vite qu’il est, aujourd’hui plus que jamais, incroyablement difficile de parler du monde que nous habitons (si c’est bien la raison, le motif de nos aventures théâtrales : parler du monde à nos semblables) Aucune perspective politique indiscutable ne vient plus confortablement guider notre lecture du monde et de ses œuvres.
Ajoutons à cette «panique» intellectuelle le chaos éthique et déontologique de nos professions et l’absence totale de politique publique affirmée de l’art et de la culture.
Que devient alors l’exercice de la mise en scène ? Que s’agit-il de mettre sur la scène ? Quelle parole, quel regard ? Jamais l’économie du théâtre n’a paru si lourde à porter des fardeaux si ténus !

Comment tenter une réponse ?
Nous tentons la nôtre : la Fédération est une union informelle de théâtres et d’artistes qui inventent ensemble des aventures théâtrales. Ces aventures se nourrissent des rapports qu’entretient chacun avec son histoire, sa culture, ses besoins, son territoire, ses préoccupations ou ses engagements. Des aventures souvent ancrées dans des territoires précis et nécessairement dédiées à leurs publics.
C’est pourquoi ces aventures donnent le plus souvent naissance à des écritures nouvelles, fruits de commandes. Ce n’est pas un dogme, pas un filon (on sait tous à quel point il est difficile de travailler les écritures d’aujourd’hui). On peut peut-être appeler ça une nécessité. Nécessité de ramener le Monde à des territoires. Dire par là notre difficulté à nous en faire l’écho et, en la disant, constater que ce début de partage est apprécié des publics pour ce qu’il est : il semble bon parfois de revenir sur nos pas que nous croyions si fermes et assurés, de ne pas savoir et de chercher ensemble. Nous souhaitons que ce souci de l’autre préside radicalement à toute forme théâtrale lorsque l’autre est celui à qui l’on s’adresse. Cette place que l’on fait sur nos plateaux à celui à qui l’on s’adresse est peut-être aussi la place que l’on y a faite au monde.

C’est la question que nous avons voulu poser pour le troisième numéro de notre journal : Le théâtre est-il dans le monde ?
Nous avons eu l’incroyable chance que nous répondent des gens que nous admirons. Ils sont écrivain, philosophes, directeur de centre culturel à l’étranger (Oran après Gaza), poète, metteurs en scène et ont accepté notre invitation. Un immense merci à Isabelle Mestre, Alain Kerlan, Gaëtan Pellan, Jean‑Pierre Siméon, Jean-Pierre Vincent, Georges Didi‑Huberman.
Et une pensée fraternelle à Serge Lalou pour son soutien et son amitié.
Voici le numéro 3 du journal de la Fédération. Nous sommes heureux de pouvoir vous l’offrir.

PHILIPPE DELAIGUE

→ éditorial du journal de La Fédération #4

« Un metteur en scène se croit en règle avec son époque si il monte un auteur d’aujourd’hui au milieu de six Shakespeare ou Tchekhov ou Marivaux ou Brecht. Ce n’est pas vrai que des auteurs qui ont cent ou deux cents ou trois cents ans racontent des histoires d’aujourd’hui (…)

On ne me fera pas croire que les histoires d’amour de Lisette et d’Arlequin sont contemporaines ; aujourd’hui l’amour se dit autrement, donc ce n’est pas le même. Que dirait-on des auteurs s’ils se mettaient à écrire aujourd’hui des histoires de valets et de comtesses dans des châteaux du XVIIIe ? Je suis le premier à admirer Shakespeare ou Tchekhov ou Marivaux et à tâcher d’en prendre des leçons. Mais même si notre époque ne compte pas d’auteur de cette qualité, je donnerais dix Shakespeare pour un auteur contemporain avec tous ses défauts (…) C’est terrible de laisser dire qu’il n’y a pas d’auteurs ; bien sûr qu’il n’y en a pas puisqu’on ne les monte pas et que cela est considéré comme une chance inouïe d’être joué aujourd’hui dans de bonnes conditions ; alors que c’est quand même la moindre des choses. Comment voulez-vous que les auteurs deviennent meilleurs si l’on ne leur demande rien ?  Les auteurs de notre époque sont aussi bons que les metteurs en scène de notre époque.»

Bernard-Marie KoltèsUne part de ma vie 
 — Éditions de Minuit

Il y a, dans ce bref fragment d’entretien de Koltès qui est aussi un mouvement d’humeur, l’essentiel des questions qui agitent les rapports entre la mise en scène et l’écriture de théâtre aujourd’hui. C’est dit sans nuances ou presque, à la manière de Koltès, souvent droite, profonde et drôle. Cette parole date de presque 30 ans (1986) et si l’on peut avoir noté depuis les progrès évidents d’une politique délibérée en faveur des écritures contemporaines, il n’en reste pas moins que  bien des questions demeurent.

Racine, Shakespeare, Marivaux ou Tchékhov ne nous parlent pas de notre temps mais bien du leur, et de ce qui, grâce à leur art suprême, traverse tous les temps et résonne différemment en chacun d’eux («On a besoin de ces monuments, de ces choses comme le Louvre, par exemple, où l’on peut voir ce qui est beau» du même Koltès, un peu plus loin dans le livre, à propos d’un Tchékhov montée par Peter Stein). Il est évidemment utile et formidablement agréable de les entendre comme de les jouer. Mais nous avons aussi besoin d’un théâtre de notre temps. Ce n’est pas à nous qu’appartient de savoir s’ils sera encore pertinent dans un, deux ou trois siècles. Et d’ailleurs on s’en fout. Parler de notre monde comme il va, tenter de le convoquer sur une scène est la chose la plus difficile, la plus risquée, la plus audacieuse et la plus ambitieuse qui soit. Elle mérite toutes les tentatives, fussent-elles infructueuses. Vouloir disqualifier ces tentatives  en les opposant à la consécration (parfaitement admise au demeurant) des œuvres monumentales est aussi vain que stupide. Il n’y a pas de choix à faire : juste considérer les deux chemins de façon équitable et c’est là que le bât blesse souvent. Il est aujourd’hui devenu pratiquement impossible de monter une pièce d’un auteur vivant «dans de bonnes conditions» pour reprendre les mots de Koltès. À supposer que vous ayez réuni les moyens d’une production (ce qui représente déjà une sorte de miracle), personne ne diffusera la moindre représentation d’un auteur inconnu à moins que cela n’entre dans un quota recommandé  : auteur local, auteur associé, auteure femme ou auteur mort hier. Ajoutez à cela que des publics peu enclins à la découverte bouderont, à moins d’y être contraints, ces rares représentations (prétexte précisément servi pour ne pas les acheter) et qu’il vous aura peut-être fallu payer une commande et des droits d’auteurs. Si, de surcroît, vous ne vous fâchez pas avec l’auteur au terme de ce marathon, vous aurez au moins sauvé une amitié.

Depuis six ans que la Fédération existe, nous avons passé une vingtaine de commandes d’écriture qui ont donné lieu a plus de 200 représentations. Ces commandes sont le plus souvent nées d’un désir partagé avec des directeurs de théâtres aventuriers et soucieux d’un chemin le plus court et direct possible entre les publics d’un territoire et un art théâtral sans références, sans médiation, brut d’aspect en quelque sorte. C’est une des chances de l’écriture dramatique d’aujourd’hui que de pouvoir naître au public dans cette totale liberté, sans l’épreuve souvent complaisante de la reconnaissance. C’est un chemin terriblement exigeant que j’ai une folle envie de poursuivre en continuant à demander à des femmes et à des hommes de notre temps d’écrire pour nous, d’écrire sur nous.
Je remercie tous ceux qui nous ont permis de donner leur chance à tous ces textes et particulièrement les directeurs des théâtres où nous avons pu les créer et les jouer.

Je remercie enfin du fond du cœur Pauline Sales, Hajar Bali, Magali Mougel, Daniel Keene (et Séverine Magois pour la traduction), Enzo Cormann, Mustapha Benfodil, Fabrice Melquiot et Rémi De Vos qui ont très généreusement accepté notre invitation. Ils ont répondu à nos questions, nous permettant d’entrer dans l’intimité de leur atelier, là où les histoires s’inventent. Qu’ils aient ou non croisé la route de la Fédération, leur présence sur ce numéro me touche beaucoup et c’est un plaisir que nous sommes heureux de partager avec vous.

PHILIPPE DELAIGUE
le journal de la Fédération
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